Qui suis-je ?
Avec les mots de la presse, Jeanne Bordeau crée une œuvre d’art singulière
Inspirée à la fois par Robert Rauschenberg qui réunit dans ses collages des combinaisons de mots incongrus, elle revendique un cousinage lointain avec Rimbaud qui écrit dans Voyelles que les mots possèdent une couleur : « A noir, E blanc, I rouge ». Depuis l’enfance, le langage est pour Jeanne Bordeau, matière, couleur, texture. Elle aime à dire qu’elle est « soeur de coeur » de poètes comme Char, Césaire, Bobin ou Oho Bambe qui font chanter la langue bien au-delà de son sens apparent.
Biographie
Portrait paru dans ÉcoRéseau Business / Décembre 2022
Jeanne Bordeau
L’art de raconter une époque
Une linguiste. Une artiste. Une styliste du langage. Une historienne des mots. Peut-être même une entomologiste. Difficile de définir Jeanne Bordeau, celle qui aurait inventé « le lexico-picturalisme », selon l’historien de la langue française, Jean Pruvost. Voilà quinze ans que Jeanne Bordeau crible les journaux pour extraire les mots qui marquent l’actualité. S’ensuit la composition de tableaux avec ces mêmes mots, en plus d’une couleur, d’une forme et d’un thème. Créatrice d’un bureau de style en langage, cette spécialiste des mots attire nombre d’entreprises désireuses de parfaire le ton de leur langage.
Dans ses oeuvres, Jeanne Bordeau réunit « le chronos du logos ». Les mots qu’elle choisit marquent une ou plusieurs années, ils font l’objet d’une sélection opérée avec méthode et minutie. Chaque jour, l’artiste, dans son studio de 50 m2, se plonge dans l’univers des médias. Télévision et radio toujours en marche, sorte d’imprégnation en continu de l’actualité, Jeanne Bordeau fouille les pages des journaux et magazines les plus connus. Quotidiens, hebdomadaires, mensuels, de gauche ou de droite, tout y passe. Cette amoureuse des mots s’endort rarement avant une heure du matin. Et le samedi soir ? « Je ne sors pas, je consacre ma soirée à la lecture profonde de tous ces journaux […] Mais croyez-moi, à aucun moment je n’ai le sentiment de travailler ! »
10 thèmes chaque année depuis 16 ans ses toiles content une époque. Et l’évolution de la société. C’est en cela que Jeanne Bordeau adopte aussi une posture de sociologue et d’historienne. Puisque ses tableaux rappellent à chaque Français ·e quand ont émergé les flux de phrases qui résonnent dans leurs oreilles. Parfois, telle une médium, l’artiste anticipe les mots qui marqueront les années à venir. Comme avec le terme « fracture », qu’elle annonce en 2018, depuis nous ne parlons plus que de fractures… Jérôme Fourquet publiait même son ouvrage, L’Archipel français, sur les fractures françaises, l’année suivante, en 2019. Pour qu’une comparaison puisse exister, encore faut-il se concentrer sur les mêmes thèmes chaque année. Alors, de ces fresques lexicales – « une tapisserie de Bayeux contemporaine », illustre Jeanne Bordeau – ressortent dix thèmes : société, économie, développement durable, ressources humaines, communication, femmes, culture, politique, verbes, beaux mots. Et cette tisseuse de mots ne compte pas s’arrêter là. « L’élégance, le temps, le voyage sont des thèmes sur lesquels j’aimerais aussi me pencher à l’avenir », nous confie l’artiste, régulièrement sollicitée pour exposer : au Conseil économique social et environnemental pour le Cinquantenaire de la francophonie en 2020, à la Cité des sciences et de l’industrie en 2019 ou encore à l’Orangerie du Sénat dans les jardins du Luxembourg en 2017. Dès 2009, une galerie de la rue des Saints-Pères (Paris) tenait à mettre en lumière ses oeuvres. Jeanne Bordeau commence à vendre ses tableaux. Compter entre 5 000 et 12 000 euros pour vous approprier une étincelle de temps.
Une passion des mots depuis l’enfance
Une spécialiste contemporaine des mots ne peut qu’attirer les entreprises en quête de storytelling. Mais Jeanne prévient : « L’entreprise doit écrire une langue qui lui ressemble. » Elle caractérise et harmonise le langage des entreprises, aucune marque ne doit parler la même langue : « Boucheron doit-il parler comme Cartier ? », dit-elle. « Non ». D’après elle, les marques doivent plutôt créer leur charte de style. Artiste, Jeanne Bordeau l’a en réalité toujours été. Dès l’âge de 11 ans, elle réalisait des collages. Sa soeur Anna lui répétait sans cesse : « Tu es une artiste ! » Mais le véritable déclic arrive en 2006 après le décès de cette soeur annonciatrice. Puis l’année suivante, celui de son compagnon, le philosophe Alain Etchegoyen. Jeanne Bordeau admire Colette et Victor Hugo. « J’ai visité la Maison de Victor Hugo 28 fois… je ne m’en lasse pas », sourit-elle. C’est dès l’enfance que Jeanne Bordeau s’est prise de passion pour les mots, le langage et son énergie. « La langue française n’est pas une langue comme une autre », défend-elle, une langue puissante où la nuance a toute sa place. Notre linguiste s’inquiète aujourd’hui de l’appauvrissement de la syntaxe et lutte pour protéger le recours à la proposition subordonnée, celle qui « permet à la pensée de monter en puissance ». « L’École devrait revoir ses façons d’apprendre », estime Jeanne Bordeau. Une langue, ça se ressent, « j’ai appris l’anglais en écoutant Elvis Presley », souligne la polyglotte. Pour elle, les mots de l’année sont les mots les plus répétés et dits cette année-là. Ce ne sont pas toujours des mots nouveaux. Bien des mots nouveaux quelques années plus tard ont disparu. Qui se souvient de « bankster », « vuvuzéla » ou « quenelle » ? La première année de la covid-19, le mot le plus prononcé fut « incertitude » et ce n’était pas là un mot nouveau ! Jeanne Bordeau rêve désormais de voir ses tableaux, un jour, exposés dans des aéroports ou des gares, pour que le plus grand nombre puisse se confronter à ces tableaux, paysages de mémoire de l’époque, et aussi lanceurs d’alerte.
Geoffrey Wetzel
Revivez le vernissage des tableaux de l’année 2023
À l’atelier Tell me! – Le 21 mars 2024
Crédit photo : Fatima Jellaoui
Retrouvez les tableaux en vidéo
Mes inspirations
À propos de l'artiste
Inspirée à la fois par Robert Rauschenberg qui réunit dans ses collages des combinaisons de mots incongrus, elle revendique un cousinage lointain avec Rimbaud qui écrit dans Voyelles que les mots possèdent une couleur : « A noir, E blanc, I rouge ». Depuis l’enfance, le langage est pour Jeanne Bordeau, matière, couleur, texture.
Elle aime à dire qu’elle est « sœur de cœur » de poètes comme Char, Césaire, Bobin ou Oho Bambe qui font chanter la langue bien au-delà de son sens apparent.